Le mot du jour franco-autrichien
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Connaissez-vous "the Mansfield bar" ?
Non, il ne s'agit pas d'un café branché de Manhattan ou de Londres, ni d'ailleurs... d'ailleurs !
Il est en réalité question d'une barre de métal anti-encastrement fixée à l'arrière des poids lourds = Heck-Aufprallschutz, appelée plus couramment "Unterfahrschutz".
Ce dispositif de protection est devenu obligatoire aux Etats-Unis à la fin des années 1960 (1), et ce, après un accident tragique qui a causé la mort d'une actrice américaine de 34 ans, plus connue pour son tour de poitrine imposant (115 cm) que pour son impressionnant QI (163) (2) !
Vous l'avez probablement deviné, ce sex-symbol des années cinquante était Jayne Mansfield, et c'est bien à elle que la barre anti-encastrement doit son nom. Le 29 juin 1967, la grosse Buick qui devait conduire l'actrice en pleine nuit de Biloxi (Mississippi) - où elle venait de se produire dans le bar d'un club - jusqu'à la Nouvelle-Orléans (Louisiane) - où elle devait participer à un show télé - s'encastre (sich in etw. verkeilen) dans l'arrière d'un semi-remorque (Sattelzug) qui vient de freiner brusquement. Jayne, son compagnon et le chauffeur sont tués sur le coup. (3)
Alors, est-ce que cette "barre" n'a vraiment rien à voir avec un "bar" ?
Le mot "bar", débit de boissons où l'on consomme debout devant un comptoir - ou assis sur de hauts tabourets - vient de l'anglo-américain "bar-room" (attesté en 1833) et emprunté par le français au milieu du XIXe siècle.
En réalité, le terme est un réemprunt puisque le "bar-room" vient de l'ancien français "barre" - au sens de barrière, fortification - mot emprunté en anglais dès le début du XIIIe siècle.
Un siècle plus tard, le mot "barre" est utilisé Outre-Manche dans le domaine juridique : dans une cour de justice, au tribunal, il désigne la barrière qui sépare les juges des avocats, des parties plaidantes et du public.
En français, le terme a subsisté dans les expressions suivantes : "appeler un témoin à la barre" = jn in den Zeugenstand rufen, "comparaître à la barre" = vor Gericht erscheinen.
Mais cela n'explique toujours pas ce qu'une barre vient faire dans un bar...
Il faut savoir que, autrefois, les consommateurs des saloons, tavernes et pubs étaient servis derrière une balustrade qui les tenait éloignés du comptoir et des bouteilles d'alcool - ce qui permettait de limiter la casse en cas de bagarres ! Ensuite, le mot s'est appliqué au comptoir de consommation (Theke, Tresen, Schanktisch) lui-même.
Un mystère subsiste cependant : pourquoi le mot anglais bar(-room) est-il devenu masculin en français (le bar) alors qu'il est féminin en allemand (die Bar) et donc étymologiquement plus proche de la "barre" dont il dérive ?
Pour être au courant
1- En Europe, c'est seulement depuis le milieu des années 1980 que les poids lourds doivent être équipés de cette barre pour empêcher que, en cas de collision avec une voiture, celle-ci ne vienne s’encastrer sous leur carrosserie.
2- Contrairement à ce que pourraient laisser supposer ses rôles de blonde idiote au cinéma, Jayne Mansfield était une femme cultivée. Elle parlait cinq langues, était pianiste et violoniste classique.
3- Contrairement à la légende, l'actrice n'a été ni décapitée ni scalpée : la chevelure blonde retrouvée accrochée au pare-brise de la voiture n'était qu'une de ses perruques
4- En allemand, le mot "bar" apparait vers 1850 dans des descriptions de voyages réalisés dans les pays anglo-saxons, avant d'être adopté dans le langage courant vers 1900.
5- en français, le substantif masculin "bar" désigne aussi bien
- le débit de boissons = die Bar - et, par extension, le comptoir = die Theke, der Schanktisch ;
- le poisson de mer = der Seebarsch
- l'unité de mesure de pression = das Bar
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faire chambre à part in einem aparten Appartement
Une fois n'est pas coutume... C'est dans la presse "people" (1) que nous avons trouvé l'expression du jour. Le magazine Vanity Fair titre "Le secret du mariage de Charles III et Camilla ? Faire chambre à part".
Au cas où vous souhaiteriez vraiment lire l'article, voici le lien ! Mais il est peut-être plus intéressant de voir comme la locution prépositive française "à part" a donné l'adjectif allemand "apart" qui possède un sens bien différent.
"Faire chambre à part" - en général pour un couple -, c'est dormir dans des chambres séparées, chacun de son côté. Et c'est bien là le sens premier de la locution "à part" = séparément / getrennt. Outre ce sens spatial, "à part" signifie "excepté, sauf", ou bien encore "différent, exceptionnel". C'est cette dernière acception qui a finalement été retenue par l'allemand moderne. (Voir ci-dessous les autres sens - 2)
L'expression est adoptée en allemand (3) au XVIe siècle, avec l'orthographe et le sens qu'elle possède en français, mais se transforme progressivement : "à part" → "a part" → "apart" et, dès la deuxième moitié du XVIIe siècle, elle n'est plus employée que comme adjectif, dans le sens de "in seiner Eigenart auffallend und reizvoll" (définition du DWDS).
Ainsi, "ein apartes Kleid", c'est une robe chic, qui a de l'allure ;
"eine aparte Frau", c'est une femme élégante, qui a de la classe, qui possède un charme particulier ;
"ein apartes Appartement" a du cachet, il est original, raffiné, voire luxueux.
En effet, le mot "Appartement" possède en allemand une connotation méliorative : il s'agit là d'un logement haut de gamme, plutôt luxueux. En français, par contre, c'est un substantif "neutre", sans connotation particulière : on parle indifféremment des "grands appartements du roi" à Versailles, d'un appartement bourgeois situé dans le XVI arrondissement parisien, d'un appartement T2 ou d'un appartement HLM de banlieue.
Quand on évoque le logement du roi Charles III et de la reine Camilla, c'est au pluriel qu'il faut employer le mot : que ce soit à Buckingham Palace (775 pièces), Clarence House, Balmoral ou Highgrove, les souverains britanniques occupent "des appartements" ("suite de pièces dans une demeure luxueuse", selon la définition du CNRTL) comprenant d'innombrables chambres à coucher certainement très "apart". Pour "faire chambre à part", ils n'ont que l'embarras du choix !
L'adjectif "apart" et le substantif "appartement / Appartement" sont-ils apparentés ?
Comme vous vous en doutez, la réponse est oui (sinon, ein apartes Appartement ne ferait pas l'objet de ce Mot du Jour)...
L'allemand a emprunté le mot "Appartement" au français au début du XVIIe siècle. Le français l'avait lui-même emprunté à l'italien appartamento qui venait de l'espagnol "apartamiento", formé à partir du verbe "apartar" qui signifie "séparer, mettre à l'écart".
Son sens premier était donc "lieu écarté", qui se trouve "à part" (italien "a parte" ← espagnol "aparte" ← latin "ad partem").
Comment un "lieu écarté" est-il devenu un local d'habitation composé de plusieurs pièces ? Les lexicologues n'expliquent pas l'évolution sémantique du terme.
Pour terminer sur une note moins frustrante, voici une citation de Pierre Dac (humoriste français,1893-1975) : "On croit souvent qu'un appartement est bas de plafond, alors qu'il est tout simplement haut de plancher."
Pour être au courant
1- presse people (parfois écrit "pipole") : presse qui traite des vedettes, des personnalités connues et particulièrement de leur vie privée.
2- les différents sens de "à part" :
- à l'écart, séparément : ils se sont mis à part (à l'écart des autres) ;
ils font chambre à part (ils dorment dans des chambres séparées) ;
ils font bande à part (eigene Wege gehen, aus der Reihe tanzen) ;
il faudra examiné chaque cas à part ;
- excepté, hormis, sauf, à l'exception de : ils ont tous participé à la réunion, à part lui ;
à part cet incident, je ne vois rien à signaler d'important ;
- différent, spécial, particulier, exceptionnel : c'est un cas à part.
3- "apart" la locution a été aussi adoptée en anglais (au XIVe siècle) et, comme en allemand, la préposition (à) et le substantif (part) se sont soudés pour donner "apart". Mais contrairement à l'adjectif allemand "apart", c'est un adverbe qui possède toujours le sens de "séparément", "à l'écart".
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Polichinelle et les moineaux sur le toit
[13 juillet 2023] "Un secret de Polichinelle. Alors que les rumeurs d’un remaniement (1) se font de plus en plus pressantes, le nom de Pap Ndiaye [ministre de l’Éducation nationale] fait partie des premiers cités pour être remplacé au sein du gouvernement. En échec sur plusieurs dossiers importants, et auteur de [déclarations] médiatiques controversées, le locataire de la rue de Grenelle n'est plus en odeur de sainteté (2) auprès du président de la République." (article)
Un secret de Polichinelle (3) est un secret que tout le monde connaît sans l’avouer.
Polichinelle est un personnage de la Commedia dell'arte. Bouffon à la cour, il est plein d’esprit et très débrouillard. Pour se venger d’un seigneur vaniteux qui se vante d’être un fin danseur, Polichinelle révèle au roi, sous le sceau du secret, que ce seigneur aurait le corps couvert de plumes. Puis il informe de même tous les courtisans. Bientôt tout le monde - sauf le seigneur en question, naturellement ... - est au courant, tout en faisant semblant d’ignorer le prétendu secret.
Les plumes sont une excellente transition vers l’expression équivalente en allemand puisque, dans cette langue, ce sont là des moineaux qui répandent les secrets : die Spatzen pfeifen es von den Dächern (litt. les moineaux le sifflent du haut des toits).
Tout comme le "secret de Polichinelle", cette expression est documentée seulement depuis le XIXe siècle, mais elle pourrait bien avoir été inspirée par un passage de la Bible « Ne maudis pas le roi, même dans ta pensée, et ne maudis pas le riche dans la chambre où tu couches; car l'oiseau du ciel emporterait ta voix, l'animal ailé publierait tes paroles. » (l’Ecclésiaste 10 : 20)
Dans l’évangile selon saint Luc (12 : 3), on trouve aussi le passage suivant : « C'est pourquoi tout ce que vous aurez dit dans les ténèbres sera entendu dans la lumière, et ce que vous aurez dit à l'oreille dans les chambres sera prêché sur les toits. »
En combinant deux éléments de ces passages bibliques, "l'oiseau" de l'Ecclésiaste et "les toits" chez Saint Luc, on retrouve l'expression allemande "Die Spatzen pfeifen es von den Dächern" qui, à son tour, rappelle la locution française "crier quelque chose sur les toits" (etw. ausposaunen, an die große Glocke hängen) mais on s’éloigne là de l’idée de ce qu'on appelle en allemand "ein offenes Gehemnis" (un "secret ouvert"), autrement dit "un secret de Polichinelle".
Pour être au courant
1- le "remaniement ministériel" (Regierungsumbildung) est souvent qualifié de "valse des portefeuilles" (Ministerkarussell), "jeu des chaises musicales" (Reise nach Jerusalem) ou "changement dans la continuité"... La plupart des ministres restent au gouvernement, ils changent seulement de ministère.
2- "ne pas être en odeur de sainteté auprès de qn" (bei jm im schlechten Ruf sein, nicht im Ruch der Heiligkeit sein), c'est ne pas être bien vu de qn. L'allemand "Ruch" signifie à la fois "odeur" et "réputation" et désigne métaphoriquement l'impression (favorable ou défavorable) produite sur autrui.
Le mot "odeur" possédait autrefois (cf. dictionnaire de Furetière de 1690) également le sens de "réputation".
Quant à "l'odeur de sainteté / Ruch der Heiligkeit", c'est l'odeur agréable exhalée miraculeusement par le corps de certains saints (appelés de ce fait "myroblites") après leur mort.
3- ne pas confondre "c'est un secret de Polichinelle" avec l'expression familière "avoir un polichinelle dans le tiroir", c'est-à-dire "être enceinte". En italien, le personnage de la Commedia dell'Arte s'appelle Pulcinella, littéralement "petit poussin". C'est de là que vient l'expression : être enceinte, c'est avoir un petit poussin (= un bébé) dans le ventre.
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tracances
- "Cette année, je pars en "tracances" !"
- "Tra... quoi ?"
Venu du Québec, ce néologisme est un calque de l'anglais "workaktion", mot-valise composé de "work" (travail) et "vacation" (vacances, congés). Le mot "tracances" combine donc l'idée d'un séjour sur un lieu de vacances avec du télétravail, le rêve d'un bureau virtuel - au bord de la mer, en montagne, à l'autre bout du monde… - où l'on travaillerait "les doigts de pied en éventail".
Le terme est apparu dans les médias français en été 2022. L'épidémie de Covid et la généralisation du télétravail qu'elle a entraînée ne sont pas étrangères à l'émergence de ce nouveau mode de travail hybride dans lequel les limites entre vie professionnelle et vie privée sont de plus en plus brouillées, ce qui n'empêche pas cette nouvelle formule d'être de plus en plus "tendance".
Ainsi, 31 % des employés de bureau français prévoient de prolonger leur séjour sur leur lieu de vacances cet été grâce à une ou deux semaines de "tracances".
Je n'ai pas trouvé de statistiques équivalentes pour l'Autriche, mais les hauts-lieux touristiques du pays "surfent" déjà sur cette nouvelle vague et essaient d'attirer les vacanciers-travailleurs, comme en témoigne cette publicité :
"Urlaub trifft Arbeit bei traumhafter Aussicht: Verbringen Sie Ihre Workation im Herzen der österreichischen Alpen mit AlpenParks. Jetzt buchen!" "Homeoffice in den Bergen (…) auch für Kreativzeiten, für Writer’s Retreats oder sogar kleine Seminar-Getaways hat AlpenParks alles, was das Workation-Herz begehrt." (article)
Workaktion, Homeoffice, Writer's Retreats, Seminar-Getaways… sans compter les "coole Events" et les multiples possibilités offertes aux "Moutainbikers".
Comme très souvent, l'allemand reprend les termes anglais tels quels (1), sans proposer d'équivalent dans cette langue : ne pourrait-on pas traduire "workation" par Urbeit (Urlaub + Arbeit) ou Arblaub (Arbeit + Urlaub) ou Ferbeit (Ferien + Arbeit) ?
Finalement, non ! "Urlaub trifft Arbeit", formule employée dans l'annonce publicitaire "AlpenParks", "sonne" mieux que les mots-valises imaginés ci-dessus.
Les mots hybrides, "Schachtelworte", sont - semble-t-il - moins répandus dans la langue de Goethe que dans celle de Molière.
Il faut cependant reconnaître que, si le français "hexagonal" dispose d'équivalents pour de nombreux néologismes anglais, c'est souvent grâce à l'inventivité des Québécois. C'est à eux que nous devons - entre autres et pour rester dans le domaine des "nouvelles technologies" - des mots comme "logiciel" (software) ou "matériel" (hardware), "courriel" (email) ou "pourriel" (spam - poubelle + courrier), "clavardage" (chat - clavier + bavardage), "divulgâcher" (spoil - divulguer + gâcher), "hameçonnage" (phishing - le hameçon : Angelhaken), "rançongiciel" (ransomware)...
A en juger d'après le nombre croissant d'occurrences sur Internet, le mot-valise "tracances" est en voie de s'imposer, bien qu'il évoque - phonétiquement - à la fois le trac (Lampenfieber), les tracas (ennuis) ou un traquenard (Falle, Hinterhalt).
Sa variante "vacail" - contraction, elle aussi, de "vacances" et "travail" - possède une connotation encore plus péjorative, rappelant à la fois la "vaca" (vache), le bétail (Rinder, Vieh), voire la racaille (Gesindel)...
Entre deux maux (et deux mots), l'usage a choisi le moindre (2) : "tracances" semble maintenant passé dans le langage courant.
Pour être au courant
1- Denglisch et faux anglicismes - Les anglophones n'utilisent pas le terme "home-office", mais "homeworking" ou le sigle WFH, par ex. dans l'expression "I'm working from home" (Je suis en télétravail / Ich mache Homeoffice).
2- "Entre deux maux, il faut choisir le moindre" : cette expression proverbiale tirée du Livre II de "l’Éthique à Nicomaque" d'Aristote signifie que, confronté à une alternative où chaque possibilité offerte semble dangereuse ou pénible, il faut se résigner à opter pour l'option la moins risquée ou désagréable. "Man muss von zwei Übeln das Kleinere wählen".
3- L'espagnol hésite encore entre "trabacaciones" (qui semble avoir la préférence des locuteurs hispanophones), "trabajaciones" et "travacaciones", tous les trois composés de "trabajo" + "vacaciones".
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quelle blague ! ?
Connaissez-vous la blague du pélican ?
Non, ce n'est pas une histoire drôle. D'ailleurs, elle finit très mal pour l'oiseau ! De plus, il ne s'agit pas d'une blague au sens de "histoire inventée pour mystifier quelqu'un" et, par extension, "plaisanterie imaginée pour s'amuser ou se moquer de qn".
Ce sens - le plus courant - du mot "blague" n'est cependant attesté en français que depuis le début du XIXe siècle. En effet, jusqu'à cette époque-là, une blague était un "sac à tabac", une pochette dans laquelle le fumeur / priseur / chiqueur conservait le tabac à fumer, à priser ou à chiquer (1).
Cette blague-là est gonflée par le tabac qu'elle contient : c'est cette idée de boursouflure (Schwellung), de dilatation qui explique l'évolution sémantique du terme, de "petit sac" à "mensonge, mystification, vantardise", puis "plaisanterie, histoire drôle".
"Boursouflure" dérive de "souffler", tout comme le mot "soufflet" qui peut désigner
- un coup donné sur la joue avec le plat ou le revers de la main, c'est-à-dire une claque, une baffe (Ohrfeige) ;
- un instrument utilisé pour souffler de l'air, par ex. pour attiser le feu (Blasebalg) ;
- une partie pliante et extensible entre deux parties rigides, par ex. le soufflet d'un accordéon (Balg) ou d'un appareil de photo d'autrefois (Balgen, Faltenbalg).
Blague, Balg… Mais oui ! Les deux mots appartiennent bien à la même famille (2) : ils dérivent du germanique balgi → ancien haut allemand balg, qui désigne la peau d'un animal (avec poils ou plumes) avec laquelle on fabriquait des petits sacs, et plus précisément la poche extensible située sous le bec du pélican (Kehl-, Hautsack), une sorte d'épuisette (Kescher) lui permettant d'attraper des poissons. En Asie et dans le Sud-est de l'Europe, cette poche servait en particulier à faire des blagues à tabac.
Les marins possédaient souvent ce genre d'étuis confectionnés dans la poche de pélican ou dans la peau de phoque, car ces deux sortes de cuir protègent bien de l'humidité.
On retrouve là le cliché du "vieux loup de mer" / alter Seebär (3) qui fume sa pipe (en "écume de mer" / Meerschaum, bien sûr…) en racontant (4) des "histoires de marin", ce qu'on appelle en allemand "Seemannsgarn" : des récits fantastiques, des "histoires à dormir debout" (Ammenmärchen) qui parlent de monstres marins et de vagues scélérates (Monsterwelle). Récits qui, malgré leurs exagérations, avaient un fond de vérité (5). Ce n'était pas seulement des "blagues" ou, comme on dit à Marseille, des galéjades.
Pour être au courant
galéjades.
1- Rappelons que, jusqu'au XIXe siècle, on ne fumait pas de cigarettes, mais la pipe. On consommait surtout du tabac à priser (Schnupftabak) ou à chiquer (Kautabak)
2- Balg a donné blague par métathèse (en l'occurrence, le "al" s'est transformé en "la") : en effet la combinaison de consonnes "LG" est peu fréquente en français et difficile à prononcer. Les mots commençant par "ALG-" comme "algue", "algarade"… constituent là une exception.
3- Loup de mer : l'animal qui a valu ce surnom aux marins expérimentés et solitaires n'est pas un loup (Wolf) mais un poisson (synonyme de "bar"/ Wolfbarsch) ou un phoque (dont le cri rappelle celui du loup).
Quant au Seebär, ce n'est pas ours, mais une otarie (Seelöwe, littéralement "lion de mer"...) à fourrure du Nord, appelée aussi "ours de mer".
4- Seemannsgarn : histoires de marins. Origine du terme : autrefois, les marins passaient des heures à entretenir le navire et le matériel à bord, en particulier à démêler (entwirren) et enrouler (wickeln) les cordages (Tau, Seil, Garn) : ces tâches fastidieuses (langwierig) leur laissaient tout le loisir de raconter des histoires fabuleuses…
6- Les légendes scandinaves et les récits de marins évoquent le "kraken", un monstre des mers capable de faire chavirer (kentern) un navire et de dévorer ensuite son équipage. Jules Verne, dans "20 000 lieues sous les mers" (1870), ou Herman Melville dans "Moby Dick" (1851), racontent des rencontres avec des monstres marins. Ces histoires ont pour origine l'existence véritable de calmars géants pouvant mesurer 15 mètres ou plus (tentacules compris), observés ces dernières années.
De même, les vagues scélérates ne sont pas le fruit de l'imagination des marins : la célèbre estampe de Hokusai "La Grande Vague de Kanagawa" (1831) ressemble d'ailleurs étrangement aux vagues géantes photographiées depuis le milieu du XXe siècle. Elle correspond probablement à une description faite par des marins qui ont vu une telle "muraille d'eau" s'abattre sur leur navire.
Le 1er janvier 1995, sur la plate-forme pétrolière Draupner, au large de la Norvège, on a mesuré une vague de 25,6 mètres lors d’une tempête où les vagues normales étaient de 11 mètres.
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des légionnaires du foot à la Légion étrangère, en passant par le 88
"Le football italien a décidé d’interdire le numéro 88 sur les maillots, dans le cadre des nouvelles mesures mises en place pour lutter contre l’antisémitisme." (article) (1)
La question avait déjà été soulevée en Belgique en 2008, et la fédération allemande de foot a pris, dès 2018, la décision de bannir le "88" des maillots des joueurs.
Alors qu'en France ce numéro n'évoque rien de répréhensible - sauf dans certains milieux... - , il est considéré dans les pays germanophones comme un signe de reconnaissance néonazi : en effet, le "H" est la huitième lettre de l'alphabet latin et, selon ce code, le double "8" équivaut à l'abréviation "HH", c'est-à-dire "Heil Hitler", le salut nazi.
En outre, le "S" correspond à la huitième lettre de l'alphabet en partant de la fin : donc "88" peut également symboliser "SS" (Schutzstaffel, l'une des principales organisations du régime national-socialiste.)
Le symbolisme du nombre est tel que son emploi a donné lieu à des discussions surprenantes. (article)
Ainsi, en 2018, l'aménagement d'un chemin de grande randonnée en Autriche a déclenché une véritable polémique. Sa longueur a été mesurée à l'aide du GPS, et les résultats variaient entre 8,5 et 8,9 km. "Wir haben einfach die goldene Mitte genommen", explique le président de l'association de randonnée de Hirscheinstein - qui est aussi conseiller municipal FPÖ (parti à droite de la droite…) de Lockenhaus (Burgenland) - lors de la présentation de ce chemin "de 8,88 km de long".
Un "calcul" qui a fait réagir le journaliste de l'ORF, Armin Wolf : "Die goldene Mitte zw. 8,50 und 8,90 wäre ja 8,70, wie jedes Volksschulkind ausrechnen kann. Bei manchen kommt halt 8,88 heraus. Sicher nur ein Zufall." "N'importe quel élève du primaire est capable de calculer le "juste milieu" entre 8,90 et 8,50, c'est-à-dire 8,70. Chez certains, cela fait 8,88. Ce n'est sûrement qu'un hasard." (2)
En France, le nombre 88 est plus généralement
- associé au département des Vosges, situé - alphabétiquement - entre la Haute-Vienne (n° 87, préfecture : Limoges) et l'Yonne (n° 89, préfecture : Auxerre).
- Les mélomanes pensent plutôt au nombre de touches d'un piano (7¼ octaves).
- Si vous avez encore des souvenirs de vos cours de physique-chimie, vous associez ce nombre au radium (numéro atomique 88).
- Peut-être avez-vous aussi remarqué que 88 représente le total des centimes d'euros (c'est-à-dire l'addition de la valeur de chacune des pièces en-dessous de l'euro : 50 + 20 + 10 + 5 + 2 +1).
- J'ignorais - mais je viens de le découvrir à l'approche des cérémonies du 14 juillet - que 88 est également le tempo auquel défilent les légionnaires de la Légion étrangère - les fameux "képis blancs" (▶) - sur les Champs-Elysées : 88 pas par minute, un rythme relativement lent alors que les autres troupes marchent à 120 et les chasseurs alpins (Gebirgsjäger) à 140 !
Si je tenais à citer cet exemple, c'est qu'il a un rapport avec l'Autriche. En effet, la Légion étrangère est la descendante du régiment Hohenlohe et perpétue certaines des traditions de ce corps de troupe, en particulier la cadence de déplacement, représentative des armées de l'Ancien Régime et de l'Empire. (3)
Pour être au courant
1- Les joueurs croates de l’Atalanta Bergame et de la Lazio Rome évoluaient la saison dernière avec le n° 88.
Le gardien italien Gianluigi Buffon l'avait aussi choisi au début de sa carrière à Parme dans les années 1990. Le joueur jure qu'il ignorait la signification de ce numéro qui - dit-il - évoquait plutôt pour lui "deux paires de testicules" !
2- Le conseiller municipal a déclaré : „Ich verstehe nicht, was die Leute da hinein interpretieren. Der Wanderverein ist unpolitisch (…) Und die Zahl 8 ist ja überall enthalten.“ Cet argument a apparemment convaincu les juges puisque l'affaire a été classée.
3- Le régiment Hohenlohe, créé par des royalistes émigrés pour combattre les troupes françaises révolutionnaires, était composé de soldats étrangers - notamment néerlandais et allemands.
Il doit son nom au général autrichien Ludwig Aloysius Joachim, prince de Hohenlohe-Waldenburg-Bartenstein (né en 1765 à Bartenstein, en Souabe, et mort à Lunéville en 1829). Après le Congrès de Vienne (1814) et le retour des Bourbons sur le trône de France, le prince Hohenlohe a été nommé Lieutenant-général et Inspecteur de l'infanterie. 87 légions départementales (et pas 88…) ont alors été créées : l'une d'entre elles portait le nom de "Légion royale étrangère", l'ancêtre de la Légion étrangère actuelle. En 1827, Hohenlohe a été élevé au rang de maréchal et pair de France par Charles X.
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les carottes sont cuites - il est cuit !
"Donald Trump plaide "non coupable".
Le milliardaire est accusé d'avoir mis la sécurité des États-Unis en péril en conservant chez lui des documents confidentiels, dont des plans militaires ou des informations sur des armes nucléaires.
L'inculpation de Trump par un tribunal fédéral est plus grave que n'importe laquelle de ses précédentes démêlées (sic) avec la justice.
«L'acte d'accusation est très détaillé, et il est accablant. Même si seulement la moitié des accusations est vraie, il est cuit», a commenté Bill Barr, l'ancien procureur général de Trump sur Twitter."
Ou, en version originale : "It's a very detailed indictment, and it's very, very damning. If even half of it is true, then he's toast." (article)
Tweet, tweet… Piep, piep… Ziwit, ziwit… Cui-cui… Sur Twitter Bill Barr l'a dit : Il est cuit !"
L'expression anglaise "he's toast", littéralement "il est grillé", rejoint l'idée exprimée par "il est cuit" : une substance soumise à l'action violente de la chaleur est détruite. Par extension, une personne qui est "grillée" (1) ou "cuite" est perdue, ou ruinée, ou / et c'est la fin de sa carrière.
Selon le contexte, l'adjectif "cuit" peut avoir
- une connotation péjorative et désigner une issue défavorable - comme dans l'exemple de D. Trump, que son ancien procureur général considère être dans une fâcheuse situation,
- ou un sens positif et se référer à un résultat heureux. Ainsi, dire "c'est du tout cuit" signifie " le succès est assuré", "l'affaire est dans le sac" (die Sache ist so gut wie erledigt (2)).
Evolution du sens de "cuit"
- Au premier sens du terme, l'adjectif se réfère à un aliment prêt - parce qu'il est cuit - à être consommé.
- Par extension, en parlant d'une affaire ou d'une situation, il signifie "qui est achevé, terminé, prêt et que l'on ne peut plus changer", sans connotation positive ou négative. C'est en quelque sorte un synonyme de l'expression "les jeux sont faits", alea jacta est.
- A la fin du XVIIe siècle, l'adjectif "cuit" prend une signification négative (3), et l'expression "il est cuit" a le même sens qu'aujourd'hui : il est perdu, fichu (familier), sa carrière est bien compromise. En allemand : Er ist erledigt.
Selon Bill Barr, Donald Trump est "cuit" : pour l'ancien président, "les carottes sont cuites" ou "c'est la fin des haricots", c'est-à-dire qu'il n'y a plus d'espoir. L'histoire va fatalement mal se terminer.
Mais quel est le rapport entre les "carottes cuites" et le désespoir ?
- Les carottes ont longtemps été un légume bon marché : elles faisaient partie de l'alimentation de base des plus pauvres. En période faste, on les faisait cuire en "pot-au-feu" avec de la viande ; en période de disette (Mangel an Nahrungsmitteln), on devait se contenter de les manger sans accompagnement carné.
- Ainsi, au XVIIe siècle, l'expression "ne vivre que de carottes" signifiait avoir des ressources très limitées.
- A la fin du XIXe siècle apparaît la locution "avoir ses carottes cuites ", synonyme de "être mourant", donc dans une situation désespérée, à l'issue forcément fatale.
C'est de là que vient l'expression moderne "les carottes sont cuites" qui se répand au XXe siècle.
Elle a même été utilisée pendant l'Occupation de la France par les troupes allemandes : elle a servi de code pour annoncer, sur les ondes de "Radio Londres", l'imminence du débarquement des troupes alliées en Normandie le 6 juin 1943, venues pour "bouter (vertreiben) l'ennemi" hors de France ! (4)
Au début du XVe siècle, ce sont les Anglais que Jeanne d'Arc va "bouter hors de France".
Peut-être connaissez-vous cette déclaration apocryphe (donc pas authentique) qui est attribuée à celle que l'on surnommait "La Pucelle d'Orléans". Sur le bûcher de Rouen, en 1431, elle aurait lancé à l'évêque Cauchon qui l'avait condamnée à être brûlée vive :
"Vous ne m'avez pas crue, vous m'aurez cuite !"
Cette pseudo-citation n'est pas seulement un jeu de mots au goût un peu douteux (fragwürdig) sur le sens de "cru/e", à la fois participe passé du verbe croire (Sie haben mir nicht geglaubt) et adjectif, antonyme de "cuit/e" (roh ≠ gekocht, gar, gebraten).
De façon probablement involontaire, l'auteur (inconnu) de ce calembour (Kalauer) reprend le sens premier du verbe "cuire", à savoir "brûler un corps humain, faire périr par le supplice du feu", tel qu'il est attesté dès le IXe siècle dans la "Cantilène de Sainte Eulalie" (5) qui raconte le supplice de cette vierge martyre de Merida (Estrémadure / Espagne).
Plus de onze siècles avant Jeanne d'Arc, Eulalie a été condamnée à être brûlée vive pour avoir protesté contre le traitement barbare réservé aux chrétiens persécutés dans la ville.
Enz enl fou la getterent com arde tost. Elle colpes n[on] auret por[ ]o nos coist.
Dans le feu, il la jetèrent pour qu'elle brûle vite.
Elle était sans péché : c'est pourquoi elle ne cuit (brûle) pas.
Finalement, la pauvre Eulalie n'est pas morte "cuite", mais décapitée.
Donald Trump, lui, ne risque "que" quelques dizaines d'années d'emprisonnement.
Pour être au courant
1- "griller" a en français un sens similaire : celui qui est "grillé" est fortement compromis, il est démasqué, découvert, il se trouve dans une situation sans issue.
2- tout comme l'adjectif "cuit", l'allemand "erledigt" possède deux significations opposées : die Sache ist so gut wie erledigt = c'est du tout cuit, l'affaire est dans le sac ≠ er ist erledigt : il est cuit, il est fichu, perdu.
3- Au début du XVIIe siècle, l'adjectif "cuit" a aussi le sens de saoul, ivre.
C'est de là que vient l'expression familière "avoir une cuite" (besoffen sein) qui apparaît dans la 2ème moitié du XIXe siècle.
4- Entre le 1er et le 6 juin 1943, plus de deux cents messages codés (certains authentiques, d'autres inventés pour faire diversion) ont été diffusés sur les ondes de la BBC. Outre "les carottes sont cuites", exemple cité ci-dessus, les auditeurs ont pu entendre d'étranges messages comme
● "Les sanglots longs des violons de l’automne...» (début du poème "Chanson d'automne" de Paul Verlaine) ;
● "Les chants les plus désespérés sont les chants les plus beaux" (vers extrait de "La Nuit de Mai" de Musset)
● "Le coq chantera trois fois" (référence à l'avertissement de Jésus à son disciple Pierre qui va le renier par trois fois). On ne connaissait pas encore le film "Le train sifflera trois fois"… (western américain de 1952)
● "Message important pour Nestor : la girafe a un long cou" (Nestor était le "nom de guerre" (Deckname) du résistant Jacques Poirier)
5- La Cantilène de sainte Eulalie, composée vers 880, est vraisemblablement le premier texte littéraire écrit dans une langue romane différenciée du latin (…) Il constitue un document paléographique majeur "plus proche vraisemblablement de la langue courante de cette époque que le texte des Serments de Strasbourg". Il s'agit donc d'un témoignage précoce de la langue d'oïl. (...) C'est un poème de 29 vers décayllabes. (article de Wikipédia)
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mouais...
- La randonnée d'hier était super, hein ? - Mouais…
- Alors, c'est décidé, on va au Portugal cet été ? - Mouais...
Selon l'intonation, ce "mouais" exprime un accord - au minimum - réservé, sans adhésion réelle, ou même dubitatif. Il peut se traduire en allemand par "naja", composé probablement de "nun" (dans le sens de "eh bien...", marquant l'hésitation, la réserve) + "ja".
Employer cette interjection familière, c'est exprimer son manque d'enthousiasme, voire son scepticisme ou son insatisfaction : en fait, la rando de la veille était "pas terrible", et la perspective de partir en vacances au Portugal n'est guère enthousiasmante...
"Mouais" est formé de "ouais" avec prosthèse (1) de "m" qui est probablement issu de l'interjection "hum" qui exprime clairement le doute, la réticence, voire le mécontentement.
Mais le "ouais", lui, d'où vient-il ? Ce n'est pas une création récente : il est attesté, dès le milieu du XVe siècle sous la forme "ouay".
Les lexicologues s'accordaient à penser qu'il s'agissait d'une altération de "oui" (2), sous l'influence des parlers régionaux ou que c'était tout simplement le résultat d'une prononciation négligée du mot.
Mais, selon une nouvelle hypothèse, "ouais" pourrait dériver de "oyez", 2ème personne du pluriel de l'impératif du verbe "ouïr" (entendre, écouter). En anglais, "oyez" (de même origine) était attesté comme interjection depuis la fin du XIIIe siècle. (3)
Répété deux ou trois fois, "oyez" était utilisé traditionnellement par les crieurs publics pour attirer l'attention sur les proclamations publiques : "Oyez, oyez, bonnes gens, damoiselles et damoiseaux !"
En Angleterre, après la conquête normande, alors que le français est devenu la langue administrative et juridique officielle du pays, la formule "oyez, oyez" était employée pour signaler l'ouverture d'un tribunal. (4)
Du sens propre "écoutez", on est naturellement passé à une interjection exprimant la surprise ou l'étonnement suscités par l'annonce. Combiné par la suite avec "hum", "oyez" devenu "mouais" traduit le doute, la réticence.
L'allemand "hört" (2ème personne du pluriel de l'impératif de "hören" : écouter, entendre) a connu la même évolution sémantique : "écoutez" → demander le silence et attirer l'attention du public sur une annonce → faire une annonce → qui provoque l'étonnement ou le scepticisme : "tiens, tiens !" "hört, hört! = sieh mal einer an!, da schau her!"
Pour être au courant
1- prosthèse : ajout - au début d'un mot - d'une lettre ou d'une syllabe non étymologique, sans modification du sens. Ex. la renouille (du latin "rana", "ranucula", que l'on retrouve dans "rainette" / Laubfrosch) est devenue "grenouille" par adjonction d'un "g-" sans rapport avec l'étymologie du mot.
2- Et quelle est l'origine du "oui" ? En ancien français, "oui", s'écrivait "oïl" et se disait "o-ïl", les deux voyelles se prononçant séparément. Il est attesté sous cette forme dans la "Chanson de Roland" (XIe siècle), puis sous la forme "oüy" (attestation dans le 1er Dictionnaire de l'Académie à la fin du XVIIe siècle). Il apparaît sous sa forme orthographique moderne "oui" dans la 3ème édition de ce dictionnaire en 1740.
"Oïl" - utilisé dans la moitié Nord du pays et "oc", son équivalent dans la moitié Sud - viennent du latin "hoc" (cela) : répondre "oui", c'était donc, littéralement, signifier son approbation en disant "c'est cela !" (so ist es!)
3- L'ancien français "oyez" n'a aucun rapport étymologique avec l'allemand "oje", interjection qui dérive, elle, du latin "o Jesu domine" → o jemine! → oje!, équivalents de "Mon Dieu !", "Seigneur !" ou "Doux Jésus !", expressions traduisant l'étonnement mêlé de frayeur.
4- Le franco-normand en Angleterre du XIe au XVIIIe siècle : jusqu'au XVIIIe siècle, l'utilisation de l'anglais n'était pas obligatoire dans les cours de justice d'Outre-Manche.
Le terme "oyez" est d'ailleurs toujours employé par la Cour suprême des Etats-Unis au moment de l'ouverture de la séance. Le greffier de la Cour frappe avec un marteau avant d'annoncer :
"The Honorable, the Chief Justice and the Associate Justices of the Supreme Court of the United States. Oyez! Oyez! Oyez! All persons having business before the Honorable, the Supreme Court of the United States, are admonished to draw near and give their attention, for the Court is now sitting. God save the United States and this Honorable Court." ("L'honorable, le juge en chef et les juges associés de la Cour suprême des États-Unis. Oyez ! Oyez ! Oyez ! Toutes les personnes ayant affaire devant l'Honorable Cour suprême des États-Unis sont invitées à s'approcher et à accorder leur attention, car la Cour siège actuellement. Que Dieu protège les États-Unis et cette honorable cour.")
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la crasse, c'est krass !
"French Open - Ofner geht als krasser Außenseiter in sein erstes Major-Achtelfinale
Nach dem sehenswerten Fünf-Satz-Sieg über Fabio Fognini bäumt sich für Neo-Top-100-Mann Ofner am Sonntag eine große Hürde auf: Der Grieche Stefanos Tsitsipas ist klarer Favorit." (article)
Tsitsipas, 5ème au classement ATP, ultra-favori face à l'outsider Ofner.
Le Styrien Sebastian Ofner est le seul joueur issu des qualifications qui soit encore en lice en1/8ème de finale du tournoi de Roland-Garros.
L'adjectif "krass" a-t-il un rapport avec le français "crasse" (substantif féminin et adjectif) ?
A priori, rien ne semble relier ces deux mots :
- l'allemand "krass" peut se traduire par "net/tement", "extrême/ment", de manière flagrante, bigrement… Il joue donc un rôle d'amplificateur du substantif, de superlatif ;
- le substantif "crasse" est synonyme de saleté, de malpropreté.
Il est dérivé de l'adjectif "crasse" qui signifie dès le XIIIe siècle "ignoble, sale", tandis que, au début du XVIe siècle, apparaît l'expression "ignorance crasse", un calque (Lehnübersetzung) du latin médiéval "crassa rusticitas / ignorantia".
Celui qui est d'une "ignorance crasse", c'est quelqu'un "qui en a / qui en tient une couche" (sous-entendu : une couche épaisse de bêtise), métaphore qui est synonyme de "être inculte, borné, très limité".
Aujourd'hui, l'adjectif "crasse" est essentiellement employé dans le sens de "grossier" ou "profond, extrême, énorme, démesuré", c'est-à-dire dans un sens proche de l'allemand "krass". On parle ainsi d'une avarice, d'une paresse ou d'une bêtise crasse.
Il n'y a pas loin de "grossier" à "gros" et, en effet, "crasse" et "krass" sont tous les deux dérivés du latin "crassus" qui, dès la période classique, signifie à la fois "gras, gros", au sens propre, mais aussi "grossier" (grob, derb, plump), au sens figuré (1).
L'expression "ignorantia crassa" est attestée dans les textes en allemand au début du XVIIe siècle, puis l'adjectif est germanisé en "graß" avec le sens de "horrible, affreux" (voir l'adjectif moderne "gräßlich" de même sens), et finalement utilisée comme synonyme de "profond, extrême, énorme": ein krasser Unterschied (une différence profonde, flagrante), ein krasser Außenseiter.
A partir de la fin du XXe siècle, l'adjectif est essentiellement employé dans le langage familier comme superlatif : "Krass!" = super, méga, cool, c'est dingue, c'est trop, trop cool, trop génial, méga cool… ou "é-nor-me ! ce qui nous ramène à son sens primitif, à savoir "gros".
A propos de gros… Il y a gros à parier (es ist so gut wie sicher / littéralement : man kann bei einer Wette viel Geld gewinnen) que le Grec va l'emporter sur l'Autrichien. Si vous misez (setzen auf) sur ce dernier et qu'il gagne le match, vous pouvez gagner gros !
Pour être au courant
1- Noms et prénoms romains désignant - à l'origine - une particularité physique. Quelques exemples :
Crassus (gros), Claudius (boiteux, d'où claudiquer = hinken), Servius (en bonne santé), Albinus (blanc), Cicero (qui a une verrue / Warze en forme de pois chiche = Kichererbse), Flaccus (aux oreilles pendantes), Plautus (aux pieds plats), Strabo (qui louche, d'où le strabisme = Schielen) ...
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monnaie de singe et Spinatwächter
Après la hausse du prix des carburants, celle des péages autoroutiers, annoncée en Slovénie juste avant la saison estivale, risque de gâcher les vacances des juillettistes et des aoûtiens. (1)
Arrivés au péage, ils devront payer en "espèces sonnantes et trébuchantes" (2), c'est-à-dire en espèces (bares Geld) ou par carte (bancaire ou de crédit), mais sûrement pas "en monnaie de singe" comme certains pouvaient le faire autrefois !
Cet "autrefois" remonte au Moyen âge, et l'expression date du XIIIe siècle. En effet, le péage routier n’est pas une invention des temps modernes. Après la disparition de la corvée (Frondienst) organisée sous Charlemagne (IXe siècle) pour aménager et entretenir le réseau routier, son financement est assuré par la taxe que perçoivent les seigneurs locaux à l’entrée des ponts ou aux portes des villes.
Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, péage n’est pas dérivé du verbe payer, mais du mot pied (latin : pes, pedis) : c’était, littéralement, le droit de "mettre le pied" sur une route, dans une ville... et donc d’emprunter une voie ou d’entrer dans une cité. Cette taxe s’appliquait aux piétons comme aux véhicules, aux marchandises comme aux animaux.
Et c’est là que nous trouvons le singe ! Au XIIIe siècle, à l’époque du roi Louis IX (futur Saint Louis), une taxe a été instaurée à l’entrée du Petit-Pont de Paris qui traverse le bras sud de la Seine - le plus étroit -, entre l’Île de la Cité et la Rue Saint-Jacques.
Alors que les marchands devaient payer une taxe pour tous les animaux qu’ils allaient vendre à Paris, les montreurs de singes en étaient exemptés (befreien) s’ils faisaient faire quelques pirouettes, des grimaces ou des tours de passe-passe (Taschenspielertrick) à leur animal. Les bateleurs et les saltimbanques (Gaukler) sans singe bénéficiaient de la même dispense s’ils exécutaient eux-mêmes un tour, chantaient ou racontaient une histoire pour divertir le receveur du péage et les passants : c’est ce qu’on appelait "payer en monnaie de singe", autrement dit payer en nature. (4) Cette exception au règlement prouve que les singes devaient être alors assez nombreux dans la capitale. (5)
Avec le temps, l’expression a acquis un sens négatif : payer qn en monnaie de singe, signifie aujourd’hui escroquer qn (begaunern), promettre de payer mais ne pas s’acquitter de sa dette (jn mit leeren Versprechungen / mit schönen Worten abspeisen) (6).
On retrouve cette idée d'escroquerie dans l'allemand "Maut" - le péage. En effet, selon certains linguistes, le mot vient probablement du gotique tardif "mūta" qui signifiait "pot-de-vin", "dessous-de-table" (Bestechungsgeld, Schmiergeld). Les tours exécutés par les saltimbanques ou leur singe au Moyen-âge étaient probablement à l'origine une manière de soudoyer (bestechen) le "paagier" ou "péagier" en le divertissant pour pouvoir entrer dans Paris sans payer de taxe.
A Paris, les octrois n’ont été supprimés qu’après la Seconde Guerre mondiale.
A Graz, les péages (Pflastermaut) ont été maintenus jusqu’en 1938 à l’entrée des 6 arrondissements : les taxes étaient perçues par les Spinatwächter - qui devaient leur surnom à la couleur vert épinard de leur uniforme !
Pour être au courant
1- juillettistes et aoûtiens : ceux qui prennent leurs vacances respectivement en juillet et en août.
Attention à ne pas confondre les aoûtiens avec les aoûtats (Larve der Herbstgrasmilbe) !
2- payer en espèces sonnantes et trébuchantes : mit klingender Münze bezahlen.
Pour vérifier si une pièce de monnaie d'or ou d'argent n'était pas falsifiés, les changeurs (Wechsler) la faisaient "sonner" sur une plaque de marbre : en effet, si elle contient un métal pur, sans ajout de métal "vil" (comme le plomb), elle tinte de façon reconnaissable pour l'expert. L'autre manière de contrôler la qualité de la pièce était de la peser sur le trébuchet (petite balance de précision : Goldwaage).
3- Texte de l'ordonnance municipale exemptant les montreurs d'animaux et le bateleurs de péage.
"Li singes au marchant doibt quatre deniers, se il por vendre le porte et se li singes est à home qui l’aist acheté por son déduit, il est quites ; et si li singes est au joueur, jouer en doibt devant le paagier et por son jeu doit estre quites de toute chose qu’il achète à son usage et aussi tôt li jongleur sont quite por un ver de chanson."
Le singe du marchand doit quatre deniers, si celui-ci l'apporte pour le vendre ; si le singe appartient à un homme qui l'a acheté pour son divertissement, il est quitte, et si le singe est à un montreur, il doit faire des tours devant le péagier, et pour son jeu doit être quitte de toutes les choses achetées à son usage, et de même les jongleurs sont quittes pour un couplet de chanson.
4- Le singe - qui est pour nous un animal "exotique" - était dès le Moyen-âge un animal de compagnie, comme le prouvent enluminures, fresques ou sculptures de l'époque. Le singe des riches appartenait à une espèce rare, tandis que le singe "du peuple" - par ex. celui qui accompagnait bateleurs et saltimbanques - était en général un macaque importé du Maghreb. (https://www.chartes.psl.eu/fr/positions-these/singe-medieval)
6- Le verbe abspeisen est lui aussi péjoratif : au sens figuré, c’est se débarrasser de qn par des promesses qui ne seront jamais tenues, par une aumône (Almose) humiliante ; au sens propre, c’est donner à manger en quantité insuffisante... Ce qui nous ramène au sort pitoyable de la plupart des singes ambulants (Wander-...), souvent maltraités et mal nourris par leurs maîtres qui, en général, n’étaient guère mieux lotis (dran sein) que leurs animaux, et ce, jusqu’à la fin du XIXe siècle.
6 - le péage, Maut, était aussi appelé autrefois "Wegegeld", "Brückengeld" ou "Chausseegeld" (en Prusse aux XVIIIe et XIXe siècles), et la taxe était perçue par le "Chausseewärter" dans une "Chausseehaus" !
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le mouchoir et les mouchettes
"L’époque des tests PCR et autres autotests à réaliser pour pouvoir retourner à l’école ou au travail n’est pas si lointaine. Si les résultats d’une expérience menée à l’Université de Rennes se confirment, les écouvillons (1) pourraient un jour être supplantés (verdrängen) par des mouchoirs usagés pour détecter la présence de virus." (article)
D'autres mouchoirs, eux, ont été supplantés… par la généralisation de l'éclairage à l'électricité !
Car il y a "mouchoir" et "mouchoir". Et aucun de ces deux mots n'a de rapport avec la mouche :
- le nom de l'insecte vient du latin "musca" (2) : c'est la mouche dont on peut faire un éléphant (aus einer Mücke einen Elefanten machen) ou celle qu'on n'attrape pas avec du vinaigre (mit Speck fängt man Mäuse)...
- tandis que le verbe moucher, qui signifie "débarrasser le nez des mucosités qu'il contient en pratiquant une forte expiration et en s'aidant généralement d'un mouchoir", dérive du latin "mucus" = morve (Nasenschleim).
Si tout le monde connaît et utilise le mouchoir "petite pièce de linge ou de tissu de cellulose dont on se sert principalement pour se moucher", l'autre mouchoir est pratiquement devenu une pièce de musée depuis que nous ne nous éclairons plus à la bougie ou - plus exactement - à la chandelle (3).
En effet, les chandelles étaient composée de suif (Talg) : cette graisse fondait plus vite que la mèche (Docht) ne se consumait, et coulait. Si on ne la raccourcissait pas, la mèche se carbonisait et la flamme s’éteignait.
C'est pour cela que, à l'époque où les théâtres n'étaient pas encore éclairés au gaz ou à l'électricité, il fallait intervenir pendant le spectacle pour empêcher les chandelles de couler et de s'éteindre, ou pour les remplacer. (4)
Les personnes chargées de cette tâche étaient appelées "moucheurs de chandelles" (Lichtputzer) : pour ne pas se brûler les doigts, ils utilisaient un "mouchoir", appelé aussi "mouchettes" (Dochtschere), une paire de ciseaux pourvue (ausstatten) sur l'une des lames d'une petite boîte en métal destinée à récupérer la partie coupée de la mèche.
C'est donc par analogie avec un nez qui coule et qui doit être mouché qu'on utilise "moucher", "mouchoir" et "mouchettes" quand on se réfère à l'entretien des chandelles.
On retrouve les mêmes analogies en allemand où on peut moucher "schnäuzen" (5) aussi bien une bougie qu'un enfant, et où "Schneuze" - déjà appelé snuzza au IXe siècle - désigne le mouchoir à chandelles, alors que Schneuztuch (ancienne orthographe) est le synonyme - vieilli - de Taschentuch (le mouchoir).
Les analogies ne s'arrêtent d'ailleurs pas là.
Comment appelle-t-on la morve, cette mucosité épaisse qui pend au nez d'un enfant qui a besoin d'être mouché - et qui est donc un petit "morveux" (6) ? C'est une chandelle !
Dans Manette Salomon (1867), Edmond et Jules de Goncourt évoquent "Des enfants (...) morveux, avec des chandelles sous le nez."
Cette "chandelle" coule du nez, de la même manière que le suif ou la cire fondue, le long d'une chandelle ou d'une bougie.
L'équivalent allemand "Butzen" désignait, selon le DWDS, à la fois la morve épaisse = "verdickter Nasenschleim" et la mèche brûlée d'une chandelle = "abgebrannter Kerzendocht".
Un proverbe anglais pour terminer (Recueil de proverbes de James Howell, 1659) :
"Burn not thy fingers to snuff another man's candle" : Ne te brûle pas les doigts à moucher la chandelle d'autrui.
Autrement dit "Charité bien ordonnée commence par soi-même" : Jeder ist sich selbst der Nächste.
Ce bon conseil se rapporte sûrement à la chandelle destinée à éclairer, et pas à celle qui pend au nez d'un mal mouché ! Et ce, d'autant plus que l'usage du mouchoir pour "débarrasser le nez des mucosités qui l'encombrent" ne s'est vraiment généralisé qu'au XIXe siècle. Avant, on se mouchait tout simplement entre ses doigts ou dans sa manche. Ce qui était sûrement moins hygiénique mais plus "éco-responsable" que d'utiliser des Kleenex jetables...
Pour être au courant
1- écouvillon :
- 1) long coton-tige = langes Wattestäbchen ;
- 2) brosse cylindrique utilisée pour nettoyer bouteilles et biberons = Flaschen-, Rohrbürste
2- le latin "musca" n'a cependant rien à voir avec le raisin muscat, dont le parfum et le goût rappellent ceux du musc (Moschuskraut) - et qui a donc la même origine étymologique que le muguet (Maiglöckchen)
3- différence entre chandelle et bougie
- La chandelle, c'était la "bougie du pauvre" : elle était fabriquée avec du suif (Talg), une graisse animale (généralement de porc, plus rarement de bœuf ou de mouton) bon marché qui, en brûlant, dégageait une fumée épaisse et noire et une mauvaise odeur. La mèche fabriquée d'abord en chanvre, et plus tard en coton, devenait rapidement fuligineuse (rußig), c'est-à-dire imprégnée de suie (Ruß).
- La bougie doit son nom à la ville d'Algérie nommée Bougie (Bugāya en arabe), exportatrice, dès le Moyen âge, de cire avec laquelle on fabriquait les bougies.
4- Entretien des chandelles : c'est pour cette raison très terre-à-terre (prosaisch, sachlich) que les pièces de théâtre étaient subdivisées en actes : pendant les entractes, les moucheurs de chandelles étaient chargés de remplacer les bougies presque éteintes ou de couper le bout carbonisé de la mèche. Cette opération "entre les actes" durait une dizaine de minutes. Ainsi, à l'époque de Molière, un acte ne durait pas plus de 20 minutes, et une pièce en trois actes durait environ 80 minutes, en comptant les deux entractes.
5- Depuis la réforme de l'orthographe de 1996, le verbe "schneuzen" doit s'écrire "schnäuzen", parce qu'il est apparenté à "Schnauze" (le museau). Les deux termes dérivent de "snuz", mot qui désignait le mucus qui coule du nez, à savoir la morve (Nasenschleim, -sekret, Rotz), voir l'anglais "snot" qui a la même signification.
6- En allemand, le mot "morve" = Rotz, se retrouve également dans la dénomination péjorative Rotznase ou Rotzbengel = morveux, vilain garnement (Lausbub, Racker, Fratz).
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bredouille
8 mai 2023 - ZIB (sur ORF) à 17 h - "[Es lief ein] "Beitrag über das gefährdete Getreideabkommen zwischen Russland und der Ukraine. [Plötzlich] streikte die Technik und brachte Nadja Bernhard in die Bredouille". (article)
Privée de téléprompteur et ayant oublié ses lunettes, la présentatrice du journal télévisé s'est mise à bredouiller des excuses.
L'expression "in die Bredouille kommen" vient incontestablement du français, auquel elle a été emprunté au XIXe siècle, mais elle possède un sens bien différent de la locution "revenir bredouille".
- Alors que l'allemand "in die Bredouille kommen" est synonyme de "se retrouver dans l'embarras", "être dans le pétrin, ou "ne plus savoir à quel saint se vouer" (weder ein noch aus wissen),
- le français "être / revenir bredouille" signifie "ne pas avoir obtenu ce qu'on souhaitait" (mit leeren Händen, unverrichteter Dinge).
Le mot "bredouille" vient du domaine du jeu et plus particulièrement du trictrac, une variante du backgammon qui a connu un long succès, du XIIe siècle jusqu'à la fin du XIXe. Ce jeu de société se jouait à deux personnes ayant chacune deux dés et quinze dames (pions). Lorsqu'un des joueurs réussissait à gagner d'affilée les douze trous avant même que son adversaire ait pu jeter ses dés, on disait qu'il "jouait bredouille" ou "marquait en grande bredouille". En revanche, le perdant "était mis en bredouille", il se retrouvait "les mains vides" (leer ausgehen).
Au XIXe siècle, lorsque le trictrac était moins à la mode, l'expression est passée dans le domaine cynégétique (Jagd-…) : ainsi, un chasseur qui "rentrait bredouille" revenait les mains vides, sans gibier. (1) Aujourd'hui, la locution possède le sens plus général de "ne pas avoir atteint son but".
L'origine du verbe bredouiller est très controversée.
- Selon le CNRTL, il vient de l'ancien français "bredeler" (attesté au XIIIe siècle et de même sens), avec changement du suffixe "-eler" en "-ouiller", terminaison à la connotation péjorative. (2)
"Bredeler" dérive probablement de l'étymon "brittus" : ce serait donc parler comme un Breton ou "baragouiner" (radebrechen) - donc s'exprimer de façon incompréhensible… pour un Français. (3)
- Selon le Dictionnaire d'étymologie française, "bredouiller" vient de l'ancien français braidir ou bredir, apparenté à "braire" (c'est-à-dire "pousser des cris comme un âne").
- D'autres linguistes rattachent le verbe à une racine germanique : il serait donc apparenté aux verbes "brodeln", "bradeln", "brabbeln" (parler indistinctement).
Quant à savoir si les termes "bredouille" (adjectif en français) et "Bredouille" (substantif en allemand) ont la même origine étymologique que le verbe "bredouiller" (stammeln, brabbeln), équivalent de bafouiller, c'est-à-dire "parler de façon précipitée et confuse, sans articuler" (selon le CNRTL), c'est une question qui faisait déjà l'objet de controverses parmi les lexicologues au XVIIe siècle.
Il est possible que l'adjectif "bredouille" ait subi l'attraction du verbe "bredouiller", par analogie. En effet, à l'origine, celui qui est "mis en bredouille" - le perdant au jeu de trictrac - se trouve dans une situation embarrassante, tout comme une personne dont l'élocution est "embarrassée", c'est-à-dire qui parle de façon hésitante et/ou confuse. (4)
Ce sont ces deux idées que l'on trouve réunies dans l'article cité ci-dessus : décontenancée par une panne de prompteur, la présentatrice du JT se retrouve "in der Bredouille", bien embarrassée, et ... bredouille des excuses !
Pour être au courant
1- Une autre forme de chasse… On disait aussi d'une femme qui revenait du bal sans avoir été invitée à danser - et qui avait donc "fait tapisserie" (ein Mauerblümchen sein) - qu'elle "revenait bredouille", elle aussi, sans "gibier", c'est-à-dire sans avoir trouvé de cavalier ou de mari potentiel…
2- "-ouiller" : suffixe dépréciatif que l'on retrouve dans de nombreux autres verbes : bidouiller, cafouiller, tripatouiller, barbouiller, brouiller, grenouiller, pendouiller, mâchouiller, scribouiller, etc.
3- baragouiner viendrait de deux mots bretons bara (pain) et gwin (vin) : ce seraient les premières paroles prononcées par les Bretons qui débarquaient à Paris au XIXe siècle. Parlant leur langue maternelle - le breton, et pas le français - ils ne connaissaient que les mots de nécessité vitale.
Une autre hypothèse évoque les soldats bretons confrontés aux mêmes problèmes de communication lors de la guerre de 1870, à une époque où les conscrits (Einberufener) - venant des quatre coins de France - parlaient différents idiomes.
D’autres linguistes affirment que "baragouin" serait plutôt dérivé de barbare (barbaracuinus étant le diminutif de barbarus). Le latin barbarus est emprunté au grec " β α ́ ρ ϐ α ρ ο ς " : formé à partir d’une onomatopée qui évoque le bredouillement, le bafouillage (Gestammel) - ba... ba... - il désignait celui qui ne parlait pas grec, qui avait un langage grossier.
Celui qui baragouine maltraite la langue, il la martyrise et met au supplice celui qui l’écoute. C’est l’idée exprimée par l’équivalent allemand "radebrechen" qui se réfère au supplice de la roue (Rädern)
4- La première attestation de "bredouille" remonte à 1534, dans "La vie de Gargantua et de Pantagruel" de Rabelais.
Dans le passage suivant (extrait du chapitre XI), Rabelais énumère les noms que les nourrices de Gargantua donnaient à la verge du "petit paillard" : "L'une l'appelait mon petit fausset (du tonneau), une autre mon épine, une autre ma branche de corail, une autre mon bondon (bouchon du tonneau), mon bouchon, mon vilebrequin, mon piston, ma tarière, ma pendeloque, mon rude ébat raide et bas, mon dressoir, ma petite andouille vermeille, ma petite couille bredouille." ("traduction en français moderne" de Marie-Madeleine Fragonard)
Dans ce contexte, l'adjectif "bredouille" a probablement le sens de "encore novice", on dirait aujourd'hui "qui en est encore à ses premiers balbutiements" (on retrouve donc l'idée de "bredouiller" au sens de bafouiller, balbutier). En effet, Rabelais précise que Gargantua, jeune adolescent, "commençait déjà à exercer sa braguette".
NB - Rappelons que "cul" ou "couille", mots considérés aujourd'hui comme obscènes, ne l'étaient pas au XVIe siècle.
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